La fumée de cigarette s’étirait en fines volutes depuis le bout du mégot avant de s’enrouler en tourbillons miniatures dont la lente progression vers les hauteurs de l’atelier dessinait de petits cyclones hypnotiques, tournant au ralenti sur eux-mêmes. Leurs vrilles finissaient par se dissiper dans le silence de la pièce, semblables à des spectres réintégrant le non-être, s’évaporant dans un inaudible fondu enchaîné.
Les doigts du fumeur oscillaient lentement au rythme de ses pensées, le tube de tabac coincé entre le majeur et l’index, la main reposant sur l’accoudoir du siège qu’il occupait dans un étrange mélange d’indolence et de tension. Autour de lui, des toiles de toutes tailles occupaient l’espace. Devant lui, sa nouvelle création. Son travail en cours.
Les yeux plissés, se mordillant le coin des lèvres, le regard du peintre voyageait sur la surface de la large toile de trois mètres sur deux. Par moments, des bribes de fumée s’accrochaient à ses cheveux blancs coiffés avec méthode avant de poursuivre leur course ascendante. Le visage creusé de rides du septuagénaire, rocailleux, arrêtait aussi occasionnellement le lent cheminement du nuage de tabac.
Le fond de la toile était d’un noir intense, profond, prêt à avaler tout spectateur se risquant à la contempler. Une maison stylisée dépourvue de porte, sinistre et oppressante, aux murs blanchâtres et aux fenêtres grandes ouvertes sur des puits de pénombre, occupait la droite de l’image. A l’avant-plan sur la gauche du tableau, comme en suspension dans cette immensité nocturne, flottant, un individu vêtu d’un costume vert pomme croqué de dos toisait la demeure du regard. Dans sa main droite dégoulinante de sang, une roue de bicyclette à la rotondité déformée, comme fondue, brisait la bidimensionnalité de l’œuvre. Entre l’homme et la bâtisse, une tension tangible faisait vibrer l’air, crépitant tel un flux d’électrons le long d’une ligne à haute tension. Au-dessus du personnage, inscrit d’une main volontairement tremblante en lettres majuscules, le message suivant s’étalait: “JE VEUX SAVOIR QUI EST CHEZ MOI !”. Un vent sombre paraissait vouloir s’échapper de la toile et un étrange mystère suintait des fenêtres de la maison. Le bourdonnement commença à enfler peu à peu, le tissu du costume se mit à frétiller, à vibrer, un castor apparut à la fenêtre de la maison…
“Monsieur Lynch ?”
Surpris dans sa rêverie, l’observateur silencieux se retourna dans son siège pour découvrir la source de cette soudaine interruption. Il vit approcher Neil, un jeune homme d’une trentaine d’années en charge de son emploi du temps et de ses rendez-vous professionnels.
“Le journaliste des Cahiers du Cinéma vient d’arriver pour l’entretien que vous lui avez promis. Je lui ai demandé d’attendre un moment à l’extérieur. Souhaitez-vous que je le fasse entrer ?”
“C’est aujourd’hui ?, demanda Lynch, l’air étonné.”
“Oui, c’est ce dont nous avions convenu.”
L’artiste se leva en grimaçant, la bouche fermée en une moue indécryptable.
“C’est bon, Neil, dites-lui de venir.”
“Tout de suite, monsieur.”
Avant qu’il n’ait eu le temps de trop s’éloigner, Lynch ajouta :
“Et Neil ?”
“Oui ?”
“Pourriez-vous m’amener une assiette d’Oreos et un Coca, par la même occasion ? J’ai besoin de faire le plein d’énergie.”
Neil sourit largement, habitué à la gourmandise légendaire de son employeur.
“Sans souci, Monsieur.”
“Merci, Neil…”
Lynch se dirigea vers la porte de son atelier juché sur les hauteurs de Los Angeles, située à l’autre extrémité du lieu où il travaillait à son tableau. Neil faisait déjà entrer le journaliste français, lui indiquant la venue du célèbre cinéaste.
“Bonjour Monsieur Lynch, déclara le français d’une voix haut perchée.”
“Bonjour, bienvenue !”
Ils se serrèrent la main avant de se diriger vers une table basse entourée de fauteuils, le tout conçu par Lynch lui-même. Son intérêt pour la confection de meubles en tous genres, au design avant-gardiste, sa délectation à travailler le bois, à lui donner forme, contribuaient au plaisir esthétique qu’il prenait à séjourner longuement au sein de son atelier.
“Un Oreo ?”
“Euh… non merci !”
“Vous avez fait bon voyage ?”
“Très bon. Enfin… à part le fait que l’aéroport a égaré mes bagages et que l’avion de mon collègue a été détourné en direction de Las Vegas.”
“Las Vegas ?”
“Oui.”
“Désolé d’apprendre ça…”
Lynch croqua dans son biscuit chocolaté avec une expression de profonde extase peinte sur le visage.
“Vous vouliez parler de quoi, au juste ?”
“Je me demandais si nous pourrions discuter de la prochaine saison de Twin Peaks ?”
“Le passé dicte l’avenir…”
“Pardon ?”
“Non, rien… je réfléchissais à voix haute.”
Le journaliste hocha lentement la tête, indécis quant au sens à donner à ces propos. Lynch le regardait en souriant, tout en continuant de mâcher son biscuit avant de l’arroser d’une rasade de Coca-Cola. L’entretien promettait de confirmer l’opinion selon laquelle Lynch était un original dont les propos confinaient au mieux à l’ésotérique, au pire à l’incompréhensible.
Avant que le français n’ait le temps de poser sa première question, Lynch l’interrogea:
“Vous savez coudre ?”
“Coudre ?”
“Oui, coudre. Je viens de m’acheter une superbe machine à coudre et je cherche à apprendre comment procéder, mais je n’ai pas le début d’une idée quant à la façon de faire.”
“Je… euh, je peux me renseigner si vous voulez ?”
“Non non, ne vous tracassez pas, je demandais ça à tout hasard. Je réfléchis actuellement à un costume que j’aimerais préparer pour un court-métrage, quelque chose d’assez baroque mêlant des étoffes de velours avec des os de lapin, et je me renseigne à gauche à droite sur la marche à suivre.”
Pris de court, le journaliste fit lentement “oui” de la tête tout en cherchant la façon dont il allait s’y prendre pour ramener la conversation sur de meilleurs rails. Il se racla la gorge afin de masquer son désarroi.
“Pour en revenir à Twin Peaks…”
“Oui.”
“Vous allez donc commencer le tournage de la quatrième saison de la série ?”
“Le tournage “d’une” quatrième saison de la série, oui.”
“Je… je ne comprends pas la distinction…?”
“Il ne s’agit pas de la quatrième saison d’un point de vue chronologique. Ce n’est pas la suite de la série.”
“Ah bon ? Et alors, comment se situe-t-elle vis-à-vis des trois pre… des trois autres saisons ?”
“Avant le début de la fin du retour.”
“(…) Je vois.”
Nouvelle gorgée de Coca-Cola pour faciliter le passage d’un second Oreo.
“Et vous collaborez de nouveau avec Mark Frost ?”
“Oui.”
“Vous pouvez nous en dire plus ? C’est toujours lui qui produit les scripts des épisodes, n’est-ce pas ?”
“Oui, mais nous allons procéder un peu différemment cette saison.”
“C’est-à-dire ?”
“Il rédigera les scripts après que j’ai fini de tourner les épisodes, pour rester en phase avec la thématique générale de la saison.”
“(…)”
X X X
Vingt minutes d’entretien plus tard, Lynch retourna à son tableau les sourcils en accents circonflexes, quelque peu étonné de l’étroitesse d’esprit du journaliste des Cahiers.
X X X
Le lit ondulait au rythme des vagues, oscillant moelleusement sur la surface d’un vaste océan s’étendant à perte de vue. Il faisait nuit noire, mais les flots émettaient une légère radiation pourpre qui permettait de distinguer l’horizon, où sévissait un orage silencieux, laissant aussi parfois entrevoir le passage d’une créature marine en profondeur. Une légère brise soufflait en produisant un ronronnement sourd qui aidait à bercer le dormeur étalé sur le lit, les draps repoussés, plongé dans son rêve.
Une silhouette sombre flottant à la surface de l’océan se rapprocha lentement du lit, avant de se positionner à proximité de l’oreiller sur lequel reposait la tête du dormeur. La silhouette se pencha vers lui.
“David…”
Le dormeur remua légèrement à l’annonce de son nom, mais décida de rester immergé dans ses songes.
“DAVID !”
Cette fois, les yeux de Lynch s’ouvrirent tout grands sur le ciel surplombant l’océan. Il tourna la tête en direction de la silhouette en lévitation près du lit.
C’était le Maharishi, en vol yogique.
“Guru…”
“Oui, David. J’espère que tu vas bien depuis notre dernière rencontre ?”
“Je vais bien… mais le Kali-Yuga est entré dans une phase particulièrement cruelle sur Terre.”
Le vieux sage indien avait certes depuis longtemps quitté son enveloppe charnelle, mais il avait bien meilleur mine depuis sa mort, son crâne toujours aussi dégarni et sa longue barbe blanche tombant sur ses jambes croisées, assis en tailleur à quelques centimètres des flots. Il aimait de temps à autre venir aux nouvelles auprès de son disciple favori. Lynch n’avait certes pas la même innocence un peu mièvre que les membres de ce groupe de rock britannique ayant jadis fait sensation, mais sa dévotion était intense. Il l’avait de surcroît aidé à plusieurs reprises à résoudre des conflits psychiques alambiqués, des histoires de réincarnation mal engagées, et il lui en savait gré.
“Je sais, reprit le Maharishi, mais je sais aussi que tu luttes contre son extension grâce à ton art, aux films que tu tournes, aux conférences que tu donnes.”
Lynch répondit sincèrement :
“Je fais de mon mieux, guru.”
Le sourire qui barrait le visage du chantre de la méditation transcendantale ne semblait jamais faiblir. Cela devait être lié à l’intense état de félicité que lui prodiguait le contact permanent avec la conscience pure. Sa technique avait constitué une vraie révélation pour Lynch, une bouée qui lui avait permis de poursuivre sa pratique artistique, de plonger dans les profondeurs de son inconscient, tout en étant assuré de toujours pouvoir remonter à la surface, de ne pas se noyer dans les méandres horrifiques qui nous attirent parfois sous la surface des flots. Notamment, ce souvenir d’enfance, cette excursion en compagnie de son père dans les forêts du Montana un beau matin de…
“David, je suis venu t’avertir. Je crains que quelque chose de mauvais ne se trame actuellement dans les coulisses du théâtre.”
“Il est de retour ?”
“Lui… ou un autre, je ne sais pas. Mais tiens-toi sur tes gardes. “
Lynch hocha la tête. Ce n’était pas la première fois qu’il avait affaire à lui, il connaissait le danger qu’il représentait. Il valait parfois mieux ne pas dire les choses, de façon à ne pas leur donner trop de force. Cela n’enlevait rien pourtant à leur force négative, à leur pouvoir de nuisance. Lynch récita mentalement le mantra qui lui avait été spécifiquement attribué, celui qui devait l’aider à atteindre la quiétude intérieure, d’évacuer toute trace de peur et de se focaliser sur la tâche à accomplir.
“Savez-vous quand il frappera ?”
“Rien n’est écrit, David. Souviens-toi de cela : le script n’est pas ce que l’on pense !”
A peine le Maharishi eut-il prononcé cette sentence qu’il se mit à être zébré d’éclairs silencieux, son corps disparaissant peu à peu derrière un orage électrique découpant sa silhouette dans la nuit océanique. Seul son sourire resta un instant en suspension derrière lui, avant de s’évaporer à son tour.
X X X
Lynch s’empara du mégaphone :
“C’était très bien, Kyle. Mais n’oublie pas que tu ne sais plus qui tu es. Joue la scène avec un peu moins de Cooper et un peu plus de Mr. C, sans oublier une pointe de Richard, et ce sera parfait ! Ah oui, et puis aussi, il y a un peu de Laura et de Diane en toi. Et d’Osiris. (…) Enfin, tu sais tout ça…”
Il déclara cette tirade en opérant de lents mouvements de sa main droite, levée à hauteur des yeux, pianotant des doigts en fonction des sentiments à transmettre, soulignant ainsi son propos. Kyle MacLachlan fronça les sourcils sans rien répondre, pas forcément décontenancé, mais pas nécessairement en complète phase avec les indications de jeu de son mentor.
Laura Dern intervint:
“Oui mais, David…”
“Laura ?”
“Si Kyle joue une partie de mon rôle, moi, qui suis-je censée être, en fait ?”
“Eh bien, Naido, bien sûr !”
“Ah bon ? Parce que je croyais que Naido…”
“Ne t’inquiètes pas, c’est très simple en fait. Il suffit que tu fasses comme si Kyle était ton fils dans cette scène, sans oublier qu’en fait, Cooper est ton amant et qu’il détient une portion de ton âme.”
“(…) Je vois.”
Elle ne voyait pas.
Lynch souria :
“Ben oui, c’est limpide.”
Neil s’approcha de lui avec un smartphone dans une main et un plateau sur lequel reposaient deux énormes donuts au chocolat ainsi qu’un grand gobelet de café.
“Monsieur Lynch ? Quelqu’un pour vous au téléphone.”
“Qui est-ce ?”
“Il n’a pas voulu dire, mais il prétend que c’est urgent.”
Une moue interrogative se peint sur les traits du réalisateur tandis qu’il reprenait le mégaphone dans sa main gauche:
“Écoutez-moi tout le monde, “Lynch break” !”
C’est ainsi qu’il appelait ses innombrables pauses sucreries au cours des tournages. Quelqu’un, un jour, avait déclaré qu’il devait avoir le métabolisme d’un bourdon pour ingérer autant de friandises en tous genre (avec une certaine prédilection pour les moins raffinées, à vrai dire). Tout ce qu’il savait, c’est qu’elles l’aidaient à se concentrer. Sans elles, son esprit tournait à vide. Elles le propulsaient dans un état de félicité que seul le sexe pouvait occasionnellement égaler. Correctement arrosées de café chaud, elles fondaient en une pâte rassurante dans sa bouche, une bouillie qui le replongeait en enfance, dans les années 50, ce paradis perdu auquel il aspirait tant à revenir.
Il agrippa un donut et le smartphone au passage et prit la direction de l’envers du décors, la façade d’une maison en bois, un devant sans derrière, juste une illusion. Il n’avait pas encore tourné de scène avec des rideaux rouges pour cette nouvelle saison de Twin Peaks. Cela viendrait bientôt et là aussi il pourra passer en coulisses sans jamais quitter la même pièce.
Observant Kyle et Laura à travers la fausse fenêtre, occupés à débattre de leurs rôles respectifs, la mine froncée, Lynch croqua une ample bouchée de donut avant de porter le téléphone à son oreille:
“Malloche ? Chavid Mlynch malapareil.”
“Monsieur Lynch ?”
“Mouiche.”
“Je suis chez vous.”
“(…) Quoiche !?”
“Je suis chez vous et vous ne me voyez pas.”
Le cinéaste contempla son smartphone avec horreur, comprenant aussitôt à qui il avait affaire. Il déglutit bruyamment, manque de s’étouffer, se frappa bruyamment la poitrine à plusieurs reprises afin d’aider les morceaux de donut à poursuivre leur course le long de son oesophage. Il reprit son souffle, et demanda:
“Que voulez-vous ?”
“Nous savons tous deux fort bien la réponse à cette question. Ce qui importe, ce n’est pas tant ce que je veux, mais ce dont j’ai besoin !”
Le Maharishi avait donc raison, le script était bel et bien menacé.
La voix au bout du fil… enfin, la voix au bout du fil qui n’en était pas un et qui se réverbérait à travers le champ électromagnétique jusqu’au lieu où se tenait Lynch, déclara:
“Ce soir, les jeux seront faits. J’aurais commencé le barrage.”
“Vous ne pouvez pas bloquer les flots de la rivière !”
“Ce soir. A la télévision. Sur CNN.”
Le mystérieux interlocuteur lui raccrocha au nez.
Lynch demeura interloqué quelques secondes, tentant vainement de remettre ses idées en ordre. Si ce que prétendait l’individu était vrai, il venait de mettre le pied dans une nouvelle mésaventure dont les résultats pourraient bien s’avérer catastrophiques. Comment s’y était-il pris pour obtenir son numéro de portable ? Et que voulait-il dire par “je suis chez vous et vous ne me voyez pas” ? Parviendrait-il à contrer les manigances de ce criminel ?
Il croqua de nouveau à pleines dents dans son donut et reprit le chemin du plateau. A peine sorti de la maison bidimensionnelle dans laquelle il avait répondu au téléphone que Kyle et Laura vinrent à sa rencontre, l’air décidé.
“David ?”
“Oui, Kyle ?”
“Nous avons un peu réfléchi à nos rôles respectifs, avec Laura.”
Les deux acteurs échangèrent un bref regard en coin, totalement perdus.
“On a essayé de comprendre ce que tu nous avais expliqué, toutes les nuances que tu avais apporté à notre approche, et on a une proposition à te faire.”
“Je t’écoute.”
“On s’est dit qu’on allait échanger nos scripts, en fait… que j’allais jouer le personnage de Laura et qu’elle jouerait le mien. Enfin, la version des personnages décrite dans le scénario… Qu’est-ce que tu en dis ?”
“Formidable ! J’adore.”
Il les laissa sur cette répartie tout en se dirigeant vers sa chaise de réalisateur. Kyle et Laura, pas nécessairement plus avancés, reprirent leur exégèse méthodique du texte, l’air dubitatif. Lynch s’assit lentement, le regard plongé dans le vide, l’esprit ailleurs. Il fouilla dans les poches de son veston à la recherche de son paquet de cigarettes et gratta une allumette. Le feu jaillit, accompagné de l’odeur du soufre, qu’il aimait tant. La première bouffée lui fit un bien immense, l’aida à focaliser son attention sur ce qui l’attendait. Sur son alter ego. Sur sa némésis.
Le Castor.
X X X
Les lunettes de soleil portées par David Lynch reflétaient la luminosité thermonucléaire du soleil en cette fin de matinée. Le ciel d’un bleu uniforme grésillait à l’instar d’un écran de téléviseur parcouru de bruit blanc. Les mains posées de façon symétrique sur le volant de sa voiture, le vent filtrant par les fenêtres entrouvertes faisant onduler sa crinière grise, le cinéaste parcourait méthodiquement les rues de la ville où il avait élu domicile depuis plusieurs décennies – Los Angeles, la ville du septième art, celle de tous les rêves. Et de tous les cauchemars aussi. La bouche pincée en une mimique pensive, insensible à la chaleur croissante de cette journée d’été, il scrutait les véhicules le précédant sur le ruban d’asphalte, ralentissait derrière certaines voitures, accélérait parfois pour en rattraper d’autres, changeait soudain de direction en fonction de ce qu’il voyait ou croyait voir. Il était visiblement à la recherche de quelque chose. Cette étrange chorégraphie motorisée n’aurait eu aucun sens pour un éventuel spectateur tant elle ne paraissait guidée par aucune structure. Le cinéaste semblait naviguer au gré de son intuition du moment, sans avoir établi de véritable plan de conduite.
Neil, assis sur le siège passager, se racla la gorge: “Monsieur Lynch ?”.
Tiré hors de sa rêverie par ce passager qu’il avait un temps oublié, l’air étonné, Lynch finit par répondre : “Oui, Neil ?”.
“Je me demandais si nous ne devrions pas nous diriger en direction du studio ?”
“Le studio ?”
“Oui, nous avons déjà une demi-heure de retard. Nous avons rendez-vous pour tourner la scène avec le Fireman et K….”
Le brusque coup de frein envoya le café de Neil sur le pare-brise. Lunch venait de repérer une automobile rouge dans une rue perpendiculaire. Il obliqua à sa poursuite, le pied au plancher, faisant violemment rugir le moteur. Neil se terra dans son siège, paniqué.
“Monsieur Lynch ?”
“Un moment, Neil.”
Les allées défilaient de part et d’autre du véhicule à une allure ahurissante, le vent sifflant par les fenêtres. Le café répandu sur le pare-brise dégoulinait en longues traînées marron, diminuant sensiblement la visibilité.
“C’est-à-dire que le studio avec le Firemaaaahh…”
Nouveau crissement de pneus. Brusque arrêt. La voiture de Lynch s’immobilisa à quelques centimètres de sa proie. Laissant tourner le moteur, il se pencha en avant pour lire la plaque d’immatriculation du véhicule le précédant sur la chaussée. Un air de dépit s’inscrit sur son visage.
“Mince, je croyais pourtant…”, pesta-t-il.
Se redressant avec précaution jusqu’à retrouver une posture à peu près normale, Neil contempla son employeur avec de gros yeux. Les gouttes de café finissaient de glisser le long du pare-brise.
“Vous… Enfin, comment…”
“Les plaques d’immatriculation, Neil, les plaques d’immatriculation. Je ne peux pas retourner au studio avant d’avoir repéré ma date de naissance sur ces plaques.”
“Votre date de naissance ? Mais, euh, pourquoi ?”
Lynch se rembrunit.
“Ce serait trop long à expliquer. Mais c’est très très important.”
“Votre date de naissance ?”
Lynch regarda Neil comme si ce dernier avait eu une embolie cérébrale.
“Oui, Neil, ma date de naissance. Rien ne pourra fonctionner avant que je parvienne à la recomposer à l’aide de ces plaques. Quatre et six, dix, le numéro de l’accomplissement.”
Plusieurs coups de klaxon convainquirent Lynch de reprendre sa partie de chasse brièvement interrompue. Il s’engagea dans une nouvelle direction, à contre-courant du flot de véhicules se dirigeant vers le studio. Tout ceci commençait à devenir inquiétant. Il ne lui avait jamais fallu aussi longtemps avant de repérer les bons chiffres. Le Castor avait-il déjà commencé son action délétère ?
Arrivé à un feu rouge, il immobilisa son véhicule à contrecœur. Ses mains se crispaient sur le volant tandis que ses yeux scrutaient le passage des voitures de toute sorte. En apparence obnubilé par ce qu’il voyait, son esprit voyageait en vérité ailleurs, à bien des années de distance. Il se remémorait une autre balade en voiture, effectuée avec Jack Nance, à travers les zones industrielles de Los Angeles. Son acteur fétiche, auquel il avait donné le rôle principal de son premier long-métrage, l’avait souvent accompagné de la sorte, une bouteille de Coca-Cola à la main. Ils se délectaient tous deux de ces architectures métalliques baroques, ronronnantes, empanachées de fumée, sources de vie et de chaleur au sein d’un univers hanté par la présence terrifiante d’entités spectrales malignes. Ils aimaient s’imprégner de la puissance sourde de ces monstres gigantesques, parfois désaffectés, toujours évocateurs. Leurs longues déambulations lui manquaient, leurs interminables discussions jusqu’au bout de la nuit. Jack l’avait parfois épaulé dans ses investigations paranormales, il n’avait pas hésité à jouer le rôle d’éclaireur dans ces contrées mal défrichées.
C’était lors de ce circuit au sein du soubassement industriel de la cité des anges que Jack, assis sur le siège arrière, s’était soudain penché par dessus son épaule, affolé, le doigt pointé :
“Regarde, là-bas !”
Lynch avait plissé les yeux, cherchant à situer ce que désignait son comparse.
“Quoi ?”
“Là-bas !”
“Où ça ?”
“A l’angle de la rue, derrière ce mur… c’était…”
“Quoi ?”
“C’était toi !”
“Quoi !?”
“Je te jure, j’aurais juré que c’était toi.”
La bouche entrouverte dans une expression d’incrédulité, Lynch rangea sa voiture le long du trottoir, à proximité du mur indiqué par l’acteur. Il s’agissait d’un mur recouvert de graffitis et d’affiches de films à demi arrachées, celle de Retour vers le Futur parmi d’autres. Au coin du mur, quelqu’un avait tracé une longue flèche à la craie, surmontée de l’inscription “entrée des artistes”. Un rien inquiets, le cinéaste et son acteur s’étaient dirigés vers l’angle du mur. Derrière, ils découvrirent un terrain vague, au milieu duquel trônait un téléviseur abandonné, l’écran défoncé. Tout autour de l’appareil, quelqu’un avait confectionné une espèce de “barrage” constitué de branches entremêlées. Hormis cela, nulle trace de qui que ce soit.
Lynch dévisagea Nance. “Je t’assure”, déclara ce dernier, “il y avait quelqu’un qui te ressemblait comme une goutte d’eau”.
“Je te crois, Jack.”
“Je n’en reviens pas…”
Le souvenir de cet incident s’évapora de l’esprit de Lynch et son attention se fixa de nouveau sur le flot de véhicules circulant devant lui.
“46 !!!“
Sitôt après avoir craché ce chiffre, celui de son année de naissance, il enfonça la pédale d’accélérateur et fit démarrrer son véhicule en trombe à la poursuite d’un pickup truck. Neil n’eut d’autre solution que d’agripper la poignée située au-dessus de son siège, en espérant que les réflexes de son patron leur permettraient de se sortir vivants de l’intense trafic de la mi-journée.
X X X
“Tu ne peux pas dire ça, Diane !”, cracha Laura Dern.
“Je t’assure que si, Dale”, répondit Kyle MacLachlan.
“Si tu n’arrêtes pas immédiatement ce cinéma, je te préviens, je vais tout dire à Gordon.”
“Va te faire foutre.”
Lynch écoutait cet échange tout en hochant régulièrement la tête, l’air satisfait. La nouvelle approche développée par les deux acteurs semblait convenir à merveille à ses attentes. Kyle et Laura, pour leur part, affichaient toujours un air décontenancé devant la tournure que prennaient les choses, toujours plus incapables de cerner leur personnage respectif.
“Je suis certaine que as une liaison avec Laura.”
“Mais elle est morte, Diane !”
“Non, plus maintenant – tu as réinitialisé la ligne temporelle où elle était tuée par son père…”
“Par BOB.”
“…et maintenant elle est de nouveau en vie.”
“Oui, mais tu sais bien que nous sommes passés dans une autre dimension, où elle est devenue Carrie.”
Tout en débitant ces réparties, Kyle et Laura fronçaient lourdement les sourcils, les yeux écarquillés, s’efforçant tant bien que mal de tirer au clair le sens de leur échange.
“C’est parfait, j’adore ! Coupez !”, lança Lynch.
Il se leva de sa chaise de réalisateur pour s’approcher du duo phare de la série. Il fit signe à Mark Frost, resté assis derrière la caméra : “Tu pourras m’écrire tout ça, Mark ? Je pense que nous allons dans le bon sens maintenant que nous rédigeons la version définitive du script après que les acteurs aient improvisé sur la trame que nous leur avons confiée”. Frost se tourna vers son assistant pour lui signifier son incompréhension totale vis-à-vis des attentes du cinéaste.
“Kyle”, reprit Lynch, “c’est très bien, mais essaie peut-être de mieux garder ton équilibre avec les talons hauts de Diane, tu es sensé être une femme et savoir marcher avec ces choses là”.
“David ?”
“Oui, Laura ?”
“Est-ce que je pourrais éventuellement avoir un téléphone portable un peu plus récent que celui qu’on m’a donné ? Je croyais que l’action de la série devait se dérouler dans le futur.”
Il porta à sa bouche le donut qu’il grignotait depuis le début de la scène et le mordit à pleines dents, arrachant une ample bouchée sucrée au beignet. Il le mastiqua en silence durant une quinzaine de secondes avant de reprendre.
“Je me demande si…”
“C’est parfait, j’adore ! Coupez !”, lança quelqu’un derrière lui.
Il fit demi-tour et découvrit David Lynch, le réalisateur de la scène qu’ils étaient en train de tourner. Il était en train de se lever de sa chaise pour s’approcher du trio phare de la série. Chemin faisant, il fit signe à Mark Frost, demeuré derrière la caméra : “Tu pourras m’écrire tout ça, Mark ? Je pense que nous allons dans le bon sens maintenant que nous rédigeons la première version du script après que les acteurs aient improvisé sur la trame que nous leur avons donnée”.
Gesticulation. Incompréhension.
“David”, reprit Lynch, “c’est très bien, mais essaie peut-être de moins insister sur mes tics avec ton donut. Je sais bien que tout le monde pense que je mange trop de sucre, mais n’exagérons pas”.
“David ?”
“Oui, Kyle ?”
“Non, moi c’est Laura.”
“Ah, pardon… Laura ?”
“Crois-tu que je pourrais potentiellement avoir un smartphone ? Je ne crois pas que l’idée de m’équiper d’un “pager” fasse vraiment sens, bien que l’action de la nouvelle saison doive se dérouler avant le meurtre de Laura Palmer, si j’ai bien compris ?”
Lynch se donna quelques secondes avant de répondre à cette question. Il enfourna dans sa bouche l’intégralité du donut que Neil venait de lui donner et prit tout son temps pour bien le mâcher, observant la réaction des acteurs devant sa petite pantomime.
“En fait, je me suis dit que…”
“C’est parfait, j’adore ! Coupez !“
X X X
L’univers est un vaste utérus et David Lynch flotte en son sein à la vitesse de la lumière, bien au chaud, de vague de plasma en éjection d’ions et d’électrons, tel un foetus cosmique aux bras en croix. Le vent des étoiles fait onduler son costume impeccable durant son interminable trajet instantané, voyage astral devant le mener jusqu’à la Loge Blanche, où le Maharishi l’a convié. Il profite du périple pour s’allumer une cigarette ou deux afin de se désembrumer les idées. Il évite une ceinture d’astéroïdes, file à travers une nébuleuse, et s’interroge sur la marche à suivre. Le Castor parasite sa dimension physique avec une assiduité chaque jour plus effrénée et si rien de concret n’était rapidement entreprit, la situation pourrait se gâter. Mais que faire ? Comment contrer les agissements néfastes de ce doppelgänger de mes deux ?
Qu’avait déjà indiqué le Maharishi, concernant le chemin à suivre pour le rejoindre ? Troisième trou noir à droite avant d’obliquer en direction de la galaxie NGC-430 ? Ou était-ce plutôt la quatrième à gauche, juste avant le quasar du bout du monde ? Non, ça c’était la direction de la planète Dune – hors de question de retourner dans ce trou perdu. Autant passer rendre visite au Baron Harkonnen, merci !
Dépassant un satellite artificiel abandonné, Lynch se dit qu’il avait encore le temps de fomenter sa contre-attaque. Il avait rendez-vous hier avec la cafetière géante interprétée par David Bowie. Depuis son départ pour l’au-delà, le chanteur britannique n’avait de cesse de concevoir de vastes blagues. A l’image du jour, dans deux ans, où il avait remplacé le Garmonbozia de l’équipe par de la purée liquide avec des grumeaux de pâte à crêpe au milieu, en lieu et place des grains de maïs. La rigolade quand tout le monde avait recraché sa pitance ! Un bon vivant, euh… enfin, un bon mort-vivant, quoi – mais bon, il dépassait quand même parfois les bornes, il faudrait penser à lui rappeler le sens du devoir quand on bosse pour le FBI.
Sur le point d’arriver à destination, Lynch aperçut la tête géante du Major Garland en train de faire le tour de la sphère dorée du Fireman. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion d’échanger avec le militaire. Il se la coulait douce depuis sa décollation, il faut dire, se contentant de naviguer à travers l’Océan de l’Être en se la jouant Moby Dick. De temps à autre, il crachait même un peu d’eau à l’image d’un cétacé soufflant de la vapeur via son évent. Le fait qu’il ait accepté de tenir le rôle de Fat Man avec Ruth Davenport à la fin de la saison 3 de Twin Peaks poussait toutefois Lynch à fermer les yeux sur ses errements.
Alors qu’il aurait souhaité pour une fois se poser légèrement au sommet de la Loge Blanche, Lynch s’aplatit de nouveau comme une crêpe à l’atterrissage. Pas facile facile de passer de la vitesse de la lumière à deux kilomètres heure en l’espace de trois secondes. Il se releva en se tenant les hanches et se dirigea vers la porte vitrée donnant sur le salon.
“David !”
Assis en tailleur, le Maharishi flotta jusqu’à lui depuis le gramophone sur lequel il écoutait en boucle le White Album des Beatles (encore !?). Il arborait son sempiternel sourire, comme à l’accoutumée, tel une marque de transcendance copyright ™. Une vive luminosité émanait de sa personne, un arc en ciel d’ondes régénérantes. Baigné de ces puissantes émanations spirituelles, Lynch se sentit immédiatement revivifié. Il se pencha légèrement en avant, joignit les mains à hauteur du cœur en inclinant la tête.
“Namasté, guru.”
“Je vois que tu dois encore perfectionner ta technique d’atterrissage, n’est-ce pas ?”
“Quelques petites améliorations à mettre au point, oui.”
“Je t’ai mis quelques donuts et des muffins astraux sur le guéridon près du canapé, là-bas. Vas-y, sers toi, tu dois être affamé après ce périple !”
“Merci guru !”
Lynch ne se le fit pas dire deux fois. Il s’empara sans tarder d’un beignet croustillant et mit à le dévorer consciencieusement. Il observa la pièce tout en mâchonnant. La déco n’avait pas changé depuis sa dernière venue : un tapis de sol reproduisant l’atmosphère de la planète Jupiter, une cloche électromagnétique géante posée comme une bouse en plein milieu, un canapé suranné dans le fond…
“Le Fireman n’est pas là ?”
“Non, il est encore en train de regarder des films dans sa salle de cinéma à l’étage. Depuis que Dido l’a quitté, on ne peut plus rien tirer de lui. Il passe son temps à regarder de vieilles copies du Magicien d’Oz.”
“Il faudra que je lui parle.”
“Fais-toi plaisir. Moi, je jette l’éponge !”
Le Maharishi s’éloigna en direction du canapé. Il s’installa confortablement au-dessus de ce dernier, à quelques centimètres de sa surface. Lynch s’assit dans un fauteuil lui faisant face.
“Le Castor a commencé à bâtir son barrage, n’est-ce pas ?”
“Oui, guru.”
“Tu es parvenu à la localiser ?”
“Pas encore. Il se glisse dans les replis du rideau de scène pour disparaître à chaque fois que je suis sur le point de lui mettre le grappin dessus.”
“Il est malin, oui…”
Une bulle de pensée prit lentement forme au-dessus des deux hommes, une émanation du passé commandée par le Maharishi. Ils orientèrent leur regard dans sa direction de manière à voir ce qu’elle dépeignait, tel un magnétoscope rejouant une scène tirée d’un épisode précédent de la série. Une scène se dégagea progressivement du brouillard initial, de la masse informe de souvenirs contenue dans la sphère. Une image du Maharishi barbotant dans l’Océan de l’Etre jusqu’à la poitrine, en train de jouer avec un canard en plastique d’un jaune intense, finit par se détacher clairement sur un arrière-plan indistinct. Le Maharishi gesticula soudain, son éternel rictus se figea en une grimace gênée, et il effaça aussitôt l’image : “Oups, désolé – mauvais souvenir…”.
Une nouvelle séquence se fit bientôt jour dans la bulle de pensée. Lynch ne parvient pas immédiatement à distinguer ce qu’elle était censée dépeindre. L’action évoluait à la vitesse grand V, comme si quelqu’un avait pressé la touche “avance rapide” d’une télécommande. Et puis les choses ralentirent, se stabilisèrent peu à peu. On devinait la présence d’un homme mûr en train d’enrober une jeune femme nue dans une toile de plastique. Norman Bates dans Psychose ? Cristo à Philadelphia ? BOB à Deer Meadows ? En y regardant de plus près, Lynch remarqua que la jeune femme n’avait pas de visage, à l’image de certains tableaux de Giorgio de Chirico. La scène se modifia et la cascade de Twin Peaks vint remplacer l’enrobage de la jeune femme. Les tonnes d’eau tombant au ralenti dans le lac, fracassant sa surface, prirent un air menaçant. Comme si la fragile couche d’un miroir s’apprêtait à se fissurer devant l’assaut incessant de cette masse surgie de nulle part, d’en en-deçà insondable. L’image resta stable quelques secondes avant de vaciller puis de s’éteindre à l’identique d’une ampoule électrique.
“Rancho”, murmura le Maharishi.
“Yee-ha !”, répondit Lynch du tac-au-tac.
Les deux hommes se dévisagèrent en silence quelques instants, tentant de digérer ce qu’ils venaient de voir. Troublés.
Le Maharishi reprit : “Tu es loin”.
Lynch cligna des yeux, regarda autour de lui, fronça les sourcils. “Euh, non… je suis là, Maharishi”.
Nouveau silence.
X X X