Bien des choses hantent l’esprit de Lydia Tár dans le nouveau film de Todd Field : la cinquième symphonie de Mahler, bien sûr, qu’elle aimerait tant enregistrer avec le Berlin Philharmoniker afin de boucler son « cycle » ; la version de cette symphonie dirigée par Claudio Abbado, dont elle s’efforce de répliquer la pochette du disque vinyle (elle qui se moque pourtant volontiers des « robots » dépourvus d’individualité) ; mais aussi ces courriels dont l’existence menace directement sa carrière, visant à interdire tout futur professionnel à son ancienne flamme Krista Taylor, jeune cheffe d’orchestre qui s’est suicidée à la suite de l’acharnement apparent de Lydia ; sans oublier la violoncelliste russe Olga, qui l’attire irrésistiblement, du fait de sa jeunesse et de sa détermination, voire de la manière dont elle fait parfois écho à sa propre fille Petra (l’ourson d’Olga semble tout droit tiré de l’orchestre de peluches de cette dernière). Lydia aimerait beaucoup pouvoir faire le ménage dans ce qui l’obsède, effacer toutes les traces de sa culpabilité, réelles ou imaginées, afin de se délester et de poursuivre son itinéraire gagnant vers cette destination qu’elle appelle de ses vœux – sensible en cela au Kavvanah, ce concept hébraïque qui prône le respect de l’intention d’une œuvre. Elle a d’ailleurs effacé sa vraie identité — Linda Tarr – d’accordéoniste issue de la classe populaire, afin de renforcer le caractère exotique – hongrois — de son patronyme, pour tout remplacer par cette fiction de self-made woman habitée que constitue son existence. Mais les fantômes sont tenaces et le refoulé refuse de se laisser enfermer dans sa crypte mémorielle. La cancel culture qu’elle combat dans sa vie professionnelle ne fonctionne pas dans sa vie psychique et le retour de bâton s’avère extrêmement violent.
Au fur et à mesure que le récit progresse, le sentiment d’être physiquement hantée s’impose peu à peu à Lydia : un métronome couvert de symboles amazoniens, de la tribu des Shipibo-Konibo qu’elle a étudiée pendant cinq années durant ses études de musicologie, apparait dans sa demeure en pleine nuit (elle qui considère que c’est son rôle au sein de l’orchestre de battre le tempo, de le contrôler) ; des hurlements de terreur surgissent au beau milieu d’un parc durant son jogging ; d’étranges bruits transpirent depuis l’appartement voisin de celui où elle compose ; son frigo émet une vibration qui l’empêche de dormir… Et puis, soudain, tout s’écroule : elle pénètre dans une cave infernale où, poursuivie par un Cerbère féroce, elle s’assomme en tombant ; les médias et la justice s’emparent de son cas, la trainent dans la boue (cette humiliation publique rappelle la pratique du « tarring and feathering » — la punition du goudron et des plumes – qui résonne avec son patronyme) ; sa femme la quitte en emmenant Petra dans son sillage…
Comment faire la part de ce qui relève de la pure obsession et de ce qui révèle de réelles présences surnaturelles ? Qui dit d’ailleurs qu’il convient de les séparer ? Le monde psychique et la réalité tangible sont-ils bien distincts dans ce film ? Et quid de la mise-en-scène dans ce vaste jeu de miroirs, omniprésents du début à la fin du récit ?

Pour mieux comprendre ce dont il retourne, il convient de revenir au premier plan du film, précédant le générique d’ouverture. Un écran de smartphone, une présence silencieuse, saisit Lydia plongée dans le sommeil, à bord de l’avion la menant à New York pour le lancement de son livre Tár on Tár. Outre le fait que le texto accompagnant l’image diffusée en direct précise qu’elle est « hantée », la conversation la visant se déroule à son insu et nous n’en saurons pas davantage sur l’identité des personnes procédant à cette hantise d’un genre nouveau — technologique, imperceptible, se propageant via les ondes électromagnétiques.

Un moment similaire a lieu plus tard dans le film, lors de la présentation de son ouvrage. L’échange sarcastique, via téléphones portables interposés, reprend de plus belle. Là non plus, aucune information ne filtre à propos des individus procédant à cette conversation live. Dans les deux cas, des contrechamps nous permettent pourtant in fine de visualiser le lieu d’où les images ont été saisies. L’omniprésence d’Olga pianotant sur son téléphone portable durant la séquence new-yorkaise pourrait nous convaincre que c’est elle qui est coupable de cette forme de harcèlement électronique. Mais l’étude de son positionnement au bout de la salle et l’examen de l’angle à partir duquel Lydia est filmée ne collent pas. Elle devrait se situer à gauche du deuxième rang, pas contre le mur du fond. En outre, le portable d’Olga est entouré d’une bande de protection blanche, ce qui n’est pas le cas de celui filmant Lydia. Olga est une fausse piste lancée dans nos pattes par Todd Field, il est très probable qu’elle est innocente – après tout, en Russe, Olga signifie « sacrée, sainte ».


Quant au plan de Lydia en train de dormir dans l’avion, il a été pris du fond de l’appareil, derrière les sièges, dans un renfoncement. C’est depuis cet espace vacant que ce point de vue a émané. Là encore, il ne s’agit pas du portable d’Olga mais d’un appareil non identifié, anonyme, à l’instar des spectres qui hantent la cheffe d’orchestre. Remarquons ici que dans les deux cas la caméra épouse peu ou prou l’angle de prise de vue du smartphone, ce qui n’a rien d’anodin, comme nous allons le voir… car ce sont peut-être des spectres qui filment ces images.

Au-delà des deux moments évoqués ci-dessus, trahissant des comportements prédateurs vis-à-vis d’une Lydia filmée à son insu, deux apparitions d’ordre spectral ponctuent le film : la première dans l’appartement dont elle ne souhaite pas se défaire, celui où elle compose et où elle reçoit ses conquêtes extra-conjugales (voir le pied qu’elle caresse du sien au début du film, alors qu’elle étudie ses pochettes de 33 tours) ; la seconde dans la chambre même qu’elle partage avec Sharon, son épouse.


Pourquoi ces deux apparitions en ces lieux ? Et qui sont ces fantômes ? Il semblerait qu’il s’agisse de doubles de Sharon d’une part, et d’Olga d’autre part — de versions plus jeunes de ces deux femmes, pour être exact, d’un passé venant hanter le présent de Lydia. Cela s’explique facilement : l’appartement où apparaît la jeune Sharon (cheveux longs) n’est autre que celui où elle et Lydia se retrouvaient du temps où elles n’étaient encore qu’amantes ; quant à la chambre à coucher du ménage, c’est sur elle que plane le spectre d’Olga, dont Lydia admire un concert donné alors qu’elle n’avait que 13 ans, et qui pourrait bien rejoindre le lit en question si Lydia parvenait à ses fins.
Ce qu’il convient d’observer, en lien avec l’idée que les images de smartphones émaneraient d’entités spectrales, c’est la position du fantôme de Sharon : dans le plan qui suit son apparition à l’écran, la caméra se positionne exactement en contre-champs, là où ses yeux se situent. Nous voyons donc ce qui suit de son point de vue, notamment les scènes ultérieures où Olga jouera de concert avec Lydia. Sa jalousie traverse ainsi le hiatus temporel qui sépare le spectre de la venue d’Olga. Le film regorge de points de vue croisés, de regards hors-champ, de prédations réciproques laissant au final le « sens » en morceaux, aussi fragmenté qu’un tableau cubiste (semblable à celui que l’on devine sur le mur de la chambre d’hôtel de Lydia à New York, derrière son piano).


Au-delà de ces divers exemples, on est cependant en droit de se demander si la principale source de la hantise qui s’acharne contre Lydia ne provient pas de « sa seule relation non transactionnelle », à savoir sa propre fille Petra (elle entend d’ailleurs lui dédier sa nouvelle œuvre, tout comme Mahler avait dédié sa 5e symphonie à son épouse). Mais avant de parler de Petra, notons tout d’abord que Lydia a méthodiquement effacé l’existence de sa propre mère de sa vie. Elle refuse de la voir lors de son passage à New York et son nom n’apparait pas sur sa page Wikipedia, à la différence de celui de son père. Petra craindrait-elle que Lydia n’en fasse de même avec elle ? Au-delà du harcèlement dont elle est victime à l’école, serait-ce la source de ses angoisses nocturnes ? Où s’arrête la fièvre suppressive de celle qui se dit être son « papa » ? Et pourquoi une telle haine de la mère ?
Signalons déjà cette scène où Lydia découvre Petra embusquée derrière les rideaux de son bureau tel un fantôme sous son drap. Le devenir spectre potentiel de l’enfant est ici clairement signifié et prend place entre deux séquences dédiées à Olga : crainte diffuse d’être remplacée par cette rivale, musicienne émérite, tandis qu’elle ne sait pas même jouer du piano ?

Remarquons ensuite la première interaction du film entre les deux personnages dans la voiture de Lydia, autour de la célèbre comptine anglaise The Death and Burial of Poor Cock Robin. La chansonnette, qui vise à aider les enfants à apprivoiser la mort, met en scène les animaux de la forêt réunis autour de la tombe du rouge gorge. Il est facile de faire le parallèle entre les paroles de la comptine et la situation de Lydia. D’ailleurs, quand on compare l’orchestre de peluches de Petra et la première de couverture de la comptine, on comprend que la tombe de Cock Robin correspond à l’estrade de la cheffe d’orchestre. C’est donc Lydia qui est morte, au moins symboliquement, et elle disparait d’ailleurs peu à peu de la vie qu’elle menait jusqu’alors quand ses abus, réels ou supposés, sont exhumés (à moins que le rouge-gorge ne soit Krista Taylor, oiseau à la chevelure de feu, abattue d’une volée de courriels tirés par Lydia-le-moineau, cet oiseau chanteur ?). Petra l’incite d’ailleurs indirectement à se préparer à sa disparition quand elle déclare, à propos de sa nourrice : « she told me to put my things in order”. Comme avant un grand départ, vers l’au-delà.


Un dessin intriguant de Petra (sa vision fantasmée d’une cheffe d’orchestre ?), affiché au-dessus de son lit, a quant à lui tout de la représentation d’un monstre spectral capable de hanter ses rêves, voire d’étendre ses agissements au reste de l’appartement et de son monde. Ce ne serait pas la première fois au cinéma que les cauchemars surgis de l’inconscient d’une jeune enfant auraient prise sur le monde réel (cf. L’Exorciste, pour ne citer que ce film).

A quel moment précis du film débute ce passage de vie à trépas ? Bien que les apparitions spectrales précèdent largement cet instant et que de nombreuses séquences filmées dans divers tunnels aient déjà été tournées, c’est aux abords de la deuxième heure du récit que deux scènes coup sur coup suggèrent ce basculement.
Tout d’abord, le moment où Lydia tente de rattraper Olga dans le bâtiment désaffecté où elle l’a déposée, afin de lui rendre son ours en peluche. Dans ce non-lieu délabré, cet espace liminal, cette porte vers l’au-delà, Lydia est comme happée par un chant éthéré qui l’amène à descendre dans les sous-sols lépreux du bâtiment. Là, elle fait face à un Cerbère grognant qui la met en fuite. Au sortir de la cave, elle trébuche et s’assomme – voire davantage ? En tout cas, cette séquence a tout d’un passage à travers les Enfers qui la laisse défigurée, méconnaissable, l’ombre d’elle-même. On remarque d’ailleurs sur le mur jouxtant l’escalier où elle s’affale une multitude de crânes ajoutés numériquement au crépi lézardé du bâtiment.
A peine quelques minutes plus tard, Lydia doit faire face, recroquevillée contre un mur, au transport du cadavre de la mère de sa voisine. L’expérience la met visiblement mal à l’aise, comme si elle craignait d’être contaminée par la proximité de cette mort. Ceci fait sans doute écho à sa propre relation trouble avec sa génitrice.



Quid de Krista Taylor, alors, dans cette histoire ? Entraperçue de dos à deux reprises au début du film, la caméra insistant sur ses cheveux roux, la seule image de face que nous verrons d’elle sera celle d’un article sur Internet annonçant sa mort. Là encore, sa chevelure est mise à l’honneur — à tel point qu’elle masque la quasi-totalité de son visage. On pense dès lors aux longs cheveux de jais de la terrible Sadako, le célèbre fantôme de la série de films Ring initiée par Hideo Nakata en 2001. L’une hante ses proies par l’entremise de cassettes VHS quand la seconde est clairement installée dans l’époque numérique. Sa voix nous parvient via courriels, pages Internet, voire… smartphones. En effet, rien n’interdit de penser que c’est son fantôme qui filme Lydia à plusieurs reprises au cours du film, à New York comme dans l’avion. Si la caméra est capable d’adopter le point de vue du spectre de la jeune Sharon, ou celui d’Olga dans la chambre de Lydia, rien n’interdit que le fantôme de Krista ne la suive à la trace. Courriers électroniques, live feeds sur smartphones, pages Youtube, MP3 et fichiers WAV… il est loin, le temps des cassettes VHS que la jeune Linda Tarr collectionnait dans son armoire murale. Elle qui se voudrait gardienne du temps, capable d’en suspendre le vol à l’aide de sa main droite (meurtrie, ornée d’un pansement au majeur durant une bonne partie du film), la voilà qui se trouve dépassée par le cours des événements. Elle appartient à l’ancien monde, celui dont le mouvement #metoo a en grande partie eu raison.

Une fois consommées, les morts professionnelles et familiales de Lydia la contraignent à tout reprendre à zéro, « au cœur des ténèbres ». Pourtant, la séquence finale du film, dans ce pays d’Asie non identifié, nouveau départ aux allures de cul-de-sac, renvoie davantage au roman éponyme de Joseph Conrad via Apocalypse Now de Coppola (cf. Marlon Brando et les crocodiles) qu’à une hypothétique seconde chance. L’horreur et les monstres sont bien au rendez-vous, aux sources du fleuve temporel.
Lydia nous l’avait pourtant bien expliqué : les découvertes ont lieu, pour ce qui la concerne, lors des répétitions, pas au moment du concert. Nul besoin donc de nous montrer l’enregistrement de la cinquième de Mahler car l’essentiel de ce qui était à dire a déjà été dit. Elle voulait l’amour, elle aura la mort.
Tout ceci nous laisse finalement dans l’incapacité de clairement trancher dans un sens ou dans l’autre : Lydia est-elle un monstre ? une victime ? un peu des deux ? Si elle n’a pas la conscience totalement tranquille – voir les spectres qui la hantent –, elle doit aussi lutter avec acharnement et détermination dans un monde qui reste largement dominé par les hommes. Serions-nous aussi critiques avec ses agissements et manquements supposés si elle était de l’autre sexe ? On peut se poser la question. A tout le moins, laissons-lui le bénéfice du doute.
